Les Allobroges, un hymne expliqué

UNE MUSIQUE ENTRAÎNANTE…

L’origine de la musique des Allobroges est obscure : aucune des publications anciennes ne porte le nom de son compositeur. Cependant l’auteur le plus probable de cette mélodie, même s’il n’a fait que reprendre et modifier un air populaire déjà connu, est un certain Giuseppe CONTERNO, Chef de Musique dans l’armée de Piémont-Sardaigne. Nous retiendrons donc le nom de Giuseppe Conterno, selon l’adage italien se non è vero, è ben trovato…

Rendons hommage au Chef de Musique CONTERNO, auteur méconnu de la mélodie des Allobroges. Conterno a eu la chance et le génie de composer une musique qui a su conquérir l’enthousiasme populaire. Peu de personnes connaissent l’intégralité des paroles de ce chant, mais ses accents sont si entraînants que d’innombrables auteurs en ont été inspirés pour ajouter des couplets de leur fantaisie à l’hymne savoisien. Incontestablement, c’est la musique qui fonde le succès de notre hymne national. Les Allobroges se placent ainsi au rang des principaux et plus anciens hymnes nationaux, puisque son succès durable ne doit rien à une décision étatique (quatre ans seulement après sa création, la Savoie était incorporée à la France et dès 1879 son seul hymne officiel est devenu la Marseillaise ) mais tout à l’enthousiasme populaire, qui ne s’est pas démenti jusqu’à nos jours. Il faut se replonger dans l’ambiance du Duché de Savoie de 1855, ambiance exaltée et enthousiaste, instable, changeante, agitée, tout à l’opposé de la représentation que l’on peut se faire des temps anciens, supposés figés dans l’immobilisme et la tradition.

En 1854 et 1855, le Royaume de Piémont-Sardaigne faisait partie des Alliés (avec l’Angleterre et la France) qui s’engagèrent dans la Guerre de Crimée : le Piémont n’avait aucun intérêt sur la Mer Noire, mais pour lui il s’agissait avant tout de participer au concert des grandes nations pour faire valoir ses revendications en Italie. Après deux ans de campagne, la victoire fut totale, et la Russie contrainte de signer la paix au Congrès de Paris (30 mars 1856).

Les 15000 hommes envoyés par le Piémont s’étaient couverts de gloire, à la bataille de la Tchernaïa et lors des assauts contre le Mamelon-Vert dominant Sébastopol et contre la tour Malakoff.

En 1856 les bataillons regagnaient leurs régiments.

La Brigade d’Aoste (5e. et 6e. régiments d’infanterie) avait l’un de ses régiments en garnison à Annecy et l’autre à Chambéry.

La tradition rapporte que la musique du 5e. régiment, dirigée par le Chef CONTERNO, reçoit son bataillon revenant de Crimée, en grande cérémonie, aux sons d’un pas redoublé entraînant qui conquiert tout de suite la faveur populaire, la foule accompagnant la fanfare du régiment en fredonnant cet air sans paroles. Giuseppe CONTERNO est né à Savone (sur la riviera ligure) en 1830. Il s’est engagé, à l’âge de 13 ans, en 1843, comme tambour à la Brigade de Savoie (1er régiment). Il est nommé caporal de musique en 1853, puis, la même année, Chef de Musique du 6e. Régiment de la Brigade II prendra sa retraite en 1872, à 42 ans, après 29 ans de services, et se fixera alors à Milan où il exercera la profession de maître de musique.

Les connaissances musicales de Giuseppe CONTERNO n’étaient pas très étendues, mais il a eu le génie de trouver un air entraînant, populaire, un véritable « tube » du 19e siècle.

Tous les dimanches une musique militaire donnait concert sur la Place Saint-Léger à Chambéry. Elle exécutait, en guise d’ouverture, la marche composée par CONTERNO, qu’il avait appelée La Prise de Sébastopol

 

UN HYMNE LIBÉRAL.

Au printemps de 1856, la Savoie s’apprête à fêter le Statut Constitutionnel, accordé en 1848 par le Roi Charles-Albert. La monarchie absolue était devenue monarchie constitutionnelle.

On demande à Joseph Dessaix  d’écrire des paroles sur la musique, alors très en vogue, de Conterno :

Vous qui avez la langue des Dieux, écrivez notre chant national.

Dessaix s’isole chez lui et écrit en une nuit ce chant qu’il intitule d’abord La Liberté.

Joseph DESSAIX est né à Allinges (à côté de Thonon) le 7 mai 1817. Il est le neveu du Général qui commanda la célèbre Légion des Allobroges, en 1792. De sa considérable activité littéraire et journalistique, on retiendra, outre ses pièces de théâtre et ses poèmes, les titres des journaux qu’il fonda et anima : Le Chat, La Nymphe des Eaux, La Ferme des Alpes, Le Léman. Joseph Dessaix est encore l’auteur d’une Histoire de la Savoie racontée aux enfants   et de La Savoie Historique et Pittoresque,  ainsi que des notices de l’ouvrage Nice et Savoie paru après l’Annexion. Joseph DESSAIX est un journaliste et écrivain engagé, d’opinion libérale, ou

progressiste. Cet engagement lui vaut d’être honni du parti conservateur et catholique.

Les mots qu’il choisit sont un hymne à la liberté et à l’amitié entre les Peuples, un hymne internationaliste donc, et non un hymne nationaliste.

 

Voici le texte de Joseph DESSAIX : (c’est la Liberté qui parle)

 

Refrain :

Allobroges vaillants ! Dans vos vertes campagnes,

Accordez-moi toujours asile et sûreté,

Car j’aime à respirer l’air pur de vos montagnes,

Je suis la Liberté ! La Liberté !

 

1er couplet :

Je te salue, ô terre hospitalière,

Où le malheur trouva protection ;

D’un peuple libre arborant la bannière,

Je viens fêter la Constitution.

Proscrite, hélas ! j’ai dû quitter la France,

Pour m’abriter sous un climat plus doux;

Mais au foyer j’ai laissé l’espérance,

En attendant, en attendant, je m’arrête chez vous.

 

2e couplet :

Au cri d’appel des peuples en alarme,

J’ai répondu par un cri de réveil ;

Sourds à ma voix, ces esclaves sans armes

Restèrent tous dans un profond sommeil.

Relève-toi, ma Pologne héroïque !

Car pour t’aider je m’avance à grands pas ;

Secoue enfin ton sommeil léthargique,

Et je le veux, et je le veux, tu ne périras pas !

 

3e couplet :

Un mot d’espoir à la belle Italie :

Courage à vous, Lombards, je reviendrai !

Un mot d’amour au peuple de Hongrie !

Forte avec tous, et je triompherai.

En attendant le jour de délivrance,

Priant les Dieux d’apaiser leur courroux,

Pour faire luire un rayon d’espérance

Bons Savoisiens, Bons Savoisiens, Je m’arrête chez vous !

 

(Il existe de nombreuses variantes et plusieurs couplets de circonstance)

Commentaire :

Les Savoyards de nos jours, ne comprennent plus les couplets de 1856 ; quelques explications s’imposent.

L’année 1848 a été le « printemps des peuples » dans toute l’Europe. Des révolutions ont éclaté dans presque toutes les capitales, simultanément. On ne sait pas expliquer complètement ces vagues de mouvements populaires, dont nous avons un exemple plus proche avec l’année 1968.

Partout les révolutions de 1848 ont été écrasées dans le sang d’une féroce répression par les régimes autoritaires, sauf en Suisse et en Savoie, deux États qui seuls surent prendre le virage démocratique que l’évolution des sociétés imposait. La Suisse porte au pouvoir le radical genevois James FAZY, qui jette les bases institutionnelles de la Suisse d’aujourd’hui. En Savoie, le roi Charles-Albert octroie le Statut, charte d’une monarchie constitutionnelle : c’est la Constitution évoquée au premier couplet, elle était fêtée chaque année en Savoie au mois de mai. Le roi Victor-Emmanuel II, qui lui succède en 1849, mène avec l’aide de Cavour une politique libérale et volontiers anticléricale.

En France, la 2e République ne résiste pas aux ambitions de Louis-Napoléon Bonaparte, Président de la République, qui par un coup d’état se proclame Empereur sous le nom de Napoléon III.

C’est 1′ Empire autoritaire, et de nombreux libéraux doivent quitter la France : Victor Hugo trouve asile en Belgique puis à Guernesey, plusieurs autres en Savoie, le plus connu d’entre eux étant l’écrivain Eugène SUE, réfugié à Annecy-le-Vieux. Ces proscrits retrouvent en terre savoisienne des libéraux de plusieurs pays d’Europe. Joseph DESSAIX, admirateur de la France, est profondément choqué par ces événements : dans ses couplets il présente la Liberté personnifiée comme proscrite, contrainte à demander l’asile aux Savoisiens, et impatiente de revenir en France.

On sait bien qu’un régime libéral ou démocratique (à l’époque les deux mots sont à peu près équivalents) peut difficilement s’épanouir longtemps dans un ou deux pays encerclés par des régimes autoritaires ou tyranniques. Les allusions à d’autres pays européens, dans les couplets suivants, s’expliquent par cette constatation. Joseph DESSAIX appelle les peuples d’Europe à se libérer de leurs dictatures ; à défaut, la liberté serait menacée en Savoie même. La Pologne, la Hongrie et la Lombardie sont encouragées à reprendre le combat. Ces trois pays faisaient alors partie de l’empire austro-hongrois, pilier du conservatisme en Europe. La monarchie sarde devait évincer l’Autriche d’Italie pour réaliser l’unité italienne ; or elle venait de perdre contre l’Autriche une bataille décisive, celle de Novare (23 mars 1849) : l’espoir de libérer la Lombardie du joug autrichien était momentanément anéanti.

 

EFFERVESCENCE EN SAVOIE…

Le chef Conterno décide de faire chanter ses soldats musiciens à chacun de leurs concerts. L’impact des paroles de DESSAIX redoublant celui de la musique de CONTERNO, le succès de La Liberté  ne fait que se confirmer. Le chant est entendu un peu partout, il est bientôt rebaptisé par Dessaix La Savoisienne puis par les Savoisiens eux-mêmes, qui retiennent surtout le refrain, Les Allobroges. Au cours d’une représentation théâtrale au théâtre de Chambéry, le 11 mai 1856, l’actrice parisienne Clarisse Miroy entonne l’hymne et obtient du public un accueil enthousiaste. Des représentations semblables sont données au théâtre d’Annecy. Jules Philippe écrit dans Le Moniteur Savoisien du 20 mai :

La Liberté, mot magique, espoir de l’opprimé, trésor de ceux qu’elle illumine. Aussi quel trépignement, quels cris, quel enthousiasme ce chant inspiré par elle n ‘a-t-il pas fait éclater ! Qui donc oserait dire que la Savoie    n ‘est pas libérale ? En quelques jours, notre population n’a-t-elle pas protesté de son amour pour elle ? Le dimanche 25 mai 1856 on donne à Chambéry une représentation de la pièce de Dessaix Le Prisonnier de Chillon ou la Savoie au XVIe siècle. Le syndic de Chambéry, poussé par le parti conservateur, a interdit ce spectacle, mais l’interdiction a été levée par le Ministre de L’Intérieur Rattazzi. Lorsque Dessaix, à l’entracte, paraît sur scène avec Clarisse Miroy, le public réclame d’entendre Les Allobroges. La même chose se reproduit bientôt au théâtre d’Annecy. Le succès est immédiat; en quinze jours, l’hymne se répand dans toute la Savoie. En moins d’un mois, on peut l’entendre de Modane à Thonon. Avec une sorte de fanatisme, on le chante, parait-il, agenouillé sur les ponts-frontières de Saint-Genix, du Pont-de-Beauvoisin et de Seyssel. Les Français donnent la réplique en chantant La Marseillaise ou Le Chant du Départ.

Le parti clérical et conservateur tente de réagir à ce déferlement de libéralisme. Le Courrier des Alpes, journal conservateur, écrit le 27 mai 1856 : Nous avons hâte de dire que jamais à Chambéry, et peut-être dans aucun pays catholique, la scène n ‘a été souillée par une production aussi scandaleuse, aussi immorale… La pauvreté littéraire du drame était relevée par les outrages les plus indignes faits à la religion catholique, à la monarchie, à l’ordre suprême de l’Annonciade et à la morale publique.

On publie peu après une version cléricale de l’hymne, sur la musique que déjà tous les Savoisiens connaissent :

Refrain :

Gardez, bons Savoisiens, au sein de vos campagnes,

La foi de vos aïeux, avec sa pureté ;

Car la religion se plaît dans vos montagnes,

Elle est fille du ciel, soeur de la liberté.

 

Couplet :

Mes ennemis et ceux de l’Italie,

À votre foi, Savoisiens, Piémontais,

Portent des coups. Mais du ciel je vous crie :

Chrétiens, courage, et vous triompherez.

En attendant le jour de délivrance,

Restez toujours sages malgré les fous,

Jetez vers Rome un regard d’espérance.

Dieu qui vous voit, Dieu qui vous voit saura vaincre pour vous.

 

La polémique va continuer jusqu’en 1860 entre les libéraux-démocrates, partisans de la politique du Piémont, et cléricaux-conservateurs, partisans d’une annexion à la France qui les placerait, comme le Pape, sous la protection de l’Empereur des Français.

Un libéral anonyme et plus virulent que les autres ajoute ce couplet en hommage à Joseph Dessaix (sans date) :

 

Je reviendrai quand la France avilie

Aura repris sa grandeur d’autrefois ;

Partout alors allumant l’incendie,

Je crierai de ma puissante voix :

Debout Français ! le tyran qui t’opprime

Va ressentir bientôt ton bras vengeur,

Et le poussant jusqu ‘au fond de l’abyme,

Je serai là, je serai là, pour le frapper au coeur.

 

APRÈS L’ANNEXION.

Mai 1860 : les jeux sont faits, la Savoie est française. Libéraux et conservateurs, qui se sont unis un moment pour éviter le démembrement de leur pays, réagissent diversement au nouvel ordre des choses.

Edgar Clerc-Biron, avocat à Bonneville, est un de ceux qui, avec Joseph BARD, ont choisi de s’exiler à Genève pour fuir le régime impérial de Napoléon III. Il publie sa version des Allobroges, qui exprime la profondeur de son amertume. Elle s’intitule :

 

ADIEUX DE LA LIBERTÉ À LA SAVOIE.

 

Refrain :

Savoyards inconstants, dans vos belles montagnes,

Je ne puis plus trouver ni paix ni sûreté ;

Car l’air empoisonné qu’on souffle en vos campagnes

Chasse la Liberté ! La Liberté !

 

1er couplet :

Je dois te fuir, ô terre hospitalière,

Où le malheur trouvait protection ;

Car d’un despote arborant la bannière,

Tu mets aux pieds ta Constitution.

Quand un tyran me chassa de la France,

C’est sur ton sein que je vins m’abriter ;

Mais aujourd’hui je n’ai plus d’espérance ;

Tu te soumets, tu te soumets, il faut donc te quitter.

 

2e couplet :

Au cri d’appel de l’Italie en armes,

J’ai répondu par un cri de réveil ;

Mais sans pouvoir aller sécher ses larmes,

Car le tyran lui voilait mon soleil

II a foulé cette terre héroïque,

Et le grand roi qui marchait sur mes pas

A lâchement vendu sa politique,

Sourd à l’honneur, sourd à l’honneur, il ne me répond pas.

 

3e. couplet :

Non, plus d’espoir, même sur l’Italie !

De l’égoïsme elle a pris le chemin ;

Elle a trahi la vieille Allobrogie,

Elle a laissé Venise à l’Autrichien.

Non, plus d’espoir dans les temps où nous sommes !

Mais dans mon coeur fermente le courroux.

Vienne le jour où vous serez des hommes !

Et ce jour-là, et ce jour-là, je reviendrai chez vous.

 

L’histoire de cette période est remarquable par ses retournements de situation. Les libéraux, admirateurs de la France pendant la période de restauration monarchique (1815-1848) ont pris le parti du Piémont contre Napoléon III : l’annexion les prend à contre-pied. Joseph Dessaix meurt en 1870, après la défaite française de Sedan mais avant d’avoir connu la IIIème République. Les cléricaux-conservateurs, ayant puissamment oeuvré en faveur de l’annexion, n’eurent à s’en réjouir que pendant une courte période : l’instauration de la république en France, puis la montée au pouvoir des Radicaux, réduira considérablement leur rôle dans la société, cette tendance atteignant un paroxysme avec les lois laïques de 1905.

Le Chant des Allobroges, pourtant marqué par l’âpreté des luttes idéologiques, résistera à l’épreuve du temps et sera repris jusqu’à nos jours par toutes les générations de Savoisiens, quelles que soient leurs opinions politiques. La puissance suggestive de sa musique en a fait un hymne national.